BAUHAUS ou de l'interprétation de l'élégance

Rock-en-stock n°43 (aout 1981)

Je suis en retard... Au moins une heure que je devrais y être, au Playground studio ! Le groupe Bauhaus enregistre son deuxième LP là-bas... évidemment, je me doute bien qu'ils ne sont pas assis, à attendre patiemment que j'arrive. Quand on enregistre, il y a tout de même autre chose à faire. Mais tout semble se liguer contre moi, aujourd'hui. La température trop fraîche (et on est au mois d'août), la Northern Line (métro) en grève, le bus qui n'en finit plus d'arriver et le reste à l'avenant...

Une fois sur place, il me faut encore trouver le studio dont l'entrée se rapproche plus de celle d'un garage privé... Après un petit dédale de corridors, me voici dans les lieux enfin ! Murs et sol recouverts d'une moquette cuivre, un large bureau blanc dans l'entrée (mais où est la secrétaire ?), et une double porte coulissante qui permet l'accès à la pièce de mixage... d'où surgit Peter Murphy. Peter est la voix de Bauhaus, il est aussi la présence scénique, la personnification d'une certaine atmosphère que véhicule la musique de Bauhaus, je ne peux certainement pas faire de même pour la personnalité de Peter Murphy. Disons que la musique de Bauhaus est étrange, originale et ce, depuis leur premier disque paru sous la forme d'un 12'' intitulé "Bela Lugosi's dead". Un son dépouillé, froid où résonnaient des percussions envoûtantes avec en écho la voix sépulcrale de Peter Murphy, tout un programme.

Mais comment passerait le suivant après une qualité aussi surprenante ? Le second 12" s'avéra aussi réussi et aussi déroutant ; "Terror Couple Killed Colonel" était de la même veine que son prédécesseur, en plus étoffé mais l'esprit était identique : toujours ce même climat oppressant, ces mélopées obscurément lancinantes, cette fièvre froide et malsaine qui s'emparait de vous. C'était, à mon sens, un certain coup de grâce... De fait, beaucoup y succombèrent.

Bauhaus acquit ainsi une audience de fidèles, au fil des concerts ; il faut préciser que Bauhaus "live" représentait un acte assez particulier où Peter Murphy arpentant furieusement la scène, armé d'un tube stroboscope qu'il utilisait comme un instrument de pose, (quand l'expression de pose rejoint celle du mime), avec légèrement en retrait trois silhouettes : celle de Daniel Ash-guitariste, provocatrice d'androgynie ; celle de Kevin Haskins-batteur, calme et réservée ; celle de David Jay-bassiste, concentrée et omniprésente. Le meilleur que je vis d'eux fut peut-être ce concert où ils jouèrent pour la première fois en public une version renversante du classique de T.Rex "Telegram Sam". A la même époque sortit une version studio de ce morceau sous la forme d'un single. Pour ma part, je ne l'aime pas ; la production est complètement ratée, le son est plat comme la main, la pochette est horrible (moi qui jubilais toujours sur la qualité de leurs précédentes pochettes, j'en étais pour mes frais !). Et, quelques semaines plus tard, l'album "In the flat field". Si la pochette de cet album ne manque pas de beauté (photo de Duane Michal?), l'album est à en pleurer... comment peut-on rater une production à ce point ? Coup sur coup, deux ratages, c'était beaucoup trop, mon intérêt avait pris des proportions moindres, je ne comprenais pas.

Et c'est ce que j'expliquais à Peter Murphy : il souriait tout en m'écoutant et me répondit en ces termes : "C'est vrai, la production du premier album est terriblement mauvaise ! Il faut placer cela sous le compte de l'inexpérience, totale. L'album que nous enregistrons en ce moment sera bien plus professionnel sur ce plan-là."

II est vrai qu'en écoutant le single sorti il y a peu "Kick in the Eye", je me suis repris à espérer, car le son était un radical changement, et quelle amélioration ! Un son plus dense, une mélodie plus recherchée et surtout une utilisation des percussions plutôt novatrice (dans le contexte de leur musique, bien sûr) ; il y avait une réelle évolution. A quoi était-elle due ?

Peter : "Comment expliquer une évolution ? Cela m'est difficile... tout ce que je peux affirmer, c'est que nous n'étions plus dans cet état d'esprit propre à "Bela Lugosi..." ou "Terror Couple". c'est-à-dire un esprit morbide, très noir et blanc, un dépouillement un peu cérémonial ; mais ce qui a provoqué cette évolution, je ne sais pas... Je pense que tout cela a un rapport direct avec ma vie personnelle... et il en est de même pour les autres membres du groupe. Mais ce qui est intéressant, c'est de constater que ces trois autres membres du groupe sont arrivés, à travers leur évolution personnelle à une attitude semblable à la mienne. Nous ne nous sommes pas concertés quant à la direction que Bauhaus pourrait prendre. Nous l'avons constatée et le résultat est là : ce LP."

A l'heure qu'il est, l'album est encore sans titre, et les bandes sont en cours de mixage final. Mais un single est sorti, il y a une semaine environ intitulé "The Passion of Lovers". La jaquette du single est intéressante : rouge et noir, l'illustration représente la mante religieuse (l'amant se transforme en proie, sur le point d'être sacrifiée). La beauté de l'illustration reflète comme le miroir la beauté du morceau : une ampleur dans les arrangements, une violence contenue dans la voix, les guitares prennent des résonnances de cathédrale, le tempo est rapide, faussement saccadé (mais) la musique est sans aucun doute celle de Bauhaus. Une élégance identifiable à la première écoute, une esthétique exercée jusque dans le choix des couleurs rouge et noir (je dois l'avouer, deux de mes couleurs préférées).

Peter : "Nous voulons le contrôle total des pochettes parce qu'elles sont trop représentatives de la musique pour être négligées ; pour "Bela...", aucun de nous n 'a vu Le cabinet du docteur Caligari, mais la photo traduisait si bien l'esprit d'alors... j'ai eu l'impression de me voir sur scène... les mêmes attitudes de corps... cela m'avait frappé... il fallait l'utiliser."

Que demander de plus ? Lorsqu'on a compris que Bauhaus obéit à une impulsion esthétique autant que musicale, il n'y a rien à ajouter. D'ailleurs, Peter Murphy devait retourner en salle de mixage...

Orsan

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